
Le Canada sans le Québec
Extrait du chapitre 3 du livre sur "L'indépendance comment y arriver ?" par Ronald Sirard
L’auteur propose d’inverser le regard habituel : plutôt que d’additionner les risques supposés pour le Québec, il invite à évaluer froidement la « partie adverse », c’est-à-dire le Canada, le lendemain d’une déclaration d’indépendance. Sa thèse centrale est que le Canada contemporain — présenté comme « post-national » — n’est pas l’édifice solide que l’on se figure : c’est un « tigre de papier » dont la cohésion, la base identitaire et l’architecture institutionnelle dépendraient plus qu’on ne l’admet de la présence du Québec. Le mouvement souverainiste aurait d’ailleurs contribué à surestimer cette solidité en promettant de conserver certains liens, voire la monnaie canadienne, au lieu de penser l’après du côté canadien.
Pour situer le propos, l’auteur rappelle que l’ossature du fédéralisme canadien est une construction du XIX siècle, calibrée pour les réalités d’alors : pas d’impôt sur le revenu, pas d’automobile ni de télécommunications modernes, éducation et santé essentiellement religieuses. Le partage des compétences de 1867, renforcé par le « coup de force » de 1982, a réservé à Ottawa l’armée, les relations extérieures, le commerce interprovincial et international, les communications ou encore l’énergie nucléaire, en s’arrogeant en outre les « pouvoirs résiduaires » et une large capacité d’intervention par le pouvoir de dépenser. Dans les faits, dit-il, le fédéral fonctionne comme un « siège social » redistributeur, alimenté par les provinces plus qu’il ne le serait par ses responsabilités propres : c’est sa force apparente, mais aussi son talon d’Achille. Les provinces, prises isolément, peuvent gérer la plupart des services ; c’est Ottawa qui a besoin d’elles pour exister, plus qu’elles n’ont besoin d’Ottawa.
S’ensuit une interrogation identitaire : une part notable des symboles du Canada (nom « Canada », feuille d’érable, hymne, sport national) proviendrait de l’héritage québécois. Que reste-t-il de la narration commune si cette source se retire ? L’auteur estime que la campagne du « love-in » en 1995 révélait surtout la panique d’un pays soudain conscient que, sans le Québec, il ne se reconnaîtrait plus lui-même. Les turbulences qu’a connues le Québec après 1995 paraîtraient modestes au regard de celles que le « ROC » (Rest of Canada) devrait affronter une fois privé du Québec.
Le premier choc toucherait la Constitution et les institutions. Écrite avec le Québec en tête et structurée par le mythe « d’un océan à l’autre », la charpente fédérale devrait être repensée de fond en comble : fin du bilinguisme officiel tel que conçu, remise en question des protections linguistiques, disparition des élus québécois à la Chambre des communes et au Sénat, enjeu délicat du statut d’un premier ministre provenant d’une circonscription québécoise au moment de la rupture. Juridiquement, rien n’est prévu pour faire siéger ces institutions amputées de la composante québécoise. Au plan symbolique et logistique, la fonction de capitale d’Ottawa deviendrait instable : ville née du compromis géopolitique avec le Québec, elle cesserait d’être « au centre » d’un pays en redéfinition, au profit probable de Toronto. L’onde de choc s’étendrait au contrôle des flux : en récupérant la maîtrise du Saint-Laurent, le Québec détiendrait un levier stratégique sur l’accès maritime de l’Ontario aux Grands Lacs, reconfigurant des décennies de politiques fédérales qui avaient favorisé Toronto au détriment de Montréal.
L’auteur déroule ensuite, province par province, des trajectoires plausibles « l’an 1 » sans le Québec. Terre-Neuve-et-Labrador, entrée tardivement dans la fédération après deux référendums serrés, a vu sa ressource-morue s’effondrer sous une gestion fédérale jugée calamiteuse. Avec l’essor des redevances pétrolières et le fardeau du projet Muskrat Falls, Terre-Neuve pourrait être tentée par davantage d’autonomie, voire par l’indépendance ; la question centrale deviendrait alors le Labrador, où des négociations d’égal à égal avec un Québec souverain paraissent inévitables, notamment en matière énergétique.
Dans les Maritimes (Île-du-Prince-Édouard, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick), l’auteur imagine des scénarios de regroupement étatique pour gagner en masse critique, tout en soulignant que l’indépendance du Québec rebattrait les cartes pour l’Acadie : certaines zones limitrophes pourraient rechercher un arrimage politique ou culturel renforcé avec le nouveau pays, ce qui influencerait aussi les équilibres internes de la région.
Plus à l’ouest, la Colombie-Britannique apparaît déjà partiellement désarrimée du récit « canadien » traditionnel, davantage tournée vers l’Asie-Pacifique et culturellement plus proche de la côte ouest américaine. L’auteur n’exclut pas qu’elle envisage sa propre trajectoire — jusqu’à l’hypothèse d’une intégration aux États-Unis — en fonction de dynamiques californiennes et pacifiques plus larges. Quant aux Prairies (Alberta, Saskatchewan, Manitoba), il les voit culturellement et politiquement proches du Midwest américain ; l’éclatement de la fédération pourrait ranimer la tentation d’un rapprochement direct avec les États-Unis, avec la perspective d’exploiter les hydrocarbures sans « l’entrave » d’Ottawa ni les mécanismes de péréquation honnis.
Le cas de l’Ontario est, selon lui, le plus sensible : province historiquement favorisée par l’architecture fédérale, elle serait frappée en première ligne par la perte du Québec. Outre l’enjeu du Saint-Laurent et du trafic maritime, l’écosystème politique et administratif qui faisait d’Ottawa le cœur de la fédération se trouverait fragilisé ; Toronto capterait l’autorité pratique, mais dans un pays encore à définir. Pour le Québec, cela implique d’anticiper la place de Gatineau dans le nouvel équilibre, d’éviter qu’elle pâtisse d’un tassement d’Ottawa, et d’offrir — geste hautement symbolique — la citoyenneté québécoise aux francophones du Nord ontarien. Dans les airs comme sur l’eau, la reprise du contrôle des régulations (aéroports, droits de trafic) permettrait au Québec de reconfigurer les corridors ; l’auteur songe même à une compagnie aérienne nationale, à l’image d’Icelandair ou d’Air New Zealand, adaptées à des pays de gabarit comparable.
Au-delà de ces scénarios, le point nodal est politique : pendant que le Québec « se consolide, s’organise, se prend en charge », le reste du Canada devrait, lui, se reconfigurer, se redéfinir, peut-être pendant des années — sans garantie de reconstitution d’un centre fédéral fort. C’est précisément parce que le choc serait majeur du côté canadien que l’auteur appelle les souverainistes à la prudence face aux promesses de continuité faciles, à commencer par l’idée de conserver la monnaie canadienne : s’arrimer à une entité en recomposition profonde exposerait le Québec à une instabilité importée.
La conclusion revient au renversement de perspective : il est illusoire de croire que seule la « séparation » pèserait sur le Québec. Dans la grille de lecture de l’auteur, la libération d’un pays sûr de ses leviers — territoire, institutions, voies de communication — engendrerait surtout des turbulences chez le voisin, contraint de refaire son récit, ses structures et ses équilibres.
Prendre acte de cette asymétrie, c’est aussi se défaire du « fardeau de la preuve » qui a longtemps enfermé le débat : l’après-Québec serait d’abord un problème canadien. Et c’est en évaluant lucidement ce Canada « de l’an 1 » que le Québec peut, selon l’auteur, calibrer une transition souverainiste plus sereine, plus cohérente — et plus maîtresse de son calendrier.
